La star des bestiaires

L’éléphant, star des bestiaires !

D’après le dictionnaire Larousse, un bestiaire est un traité, un recueil de représentations, pour la plupart, animales. Il s’agit d’un genre littéraire qui était très répandu au Moyen Âge, mais qui a, en réalité, vu le jour dès l’Antiquité avec l’Historia animalium d’Aristote (384-322 av. J.-C.) ainsi qu’avec les livres VIII et IX de l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien (23-79). Ces deux ouvrages tentaient de décrire et de classifier les différentes espèces animales, bien que Pline l’Ancien ait également relayé par ce biais des récits légendaires et des croyances, parfois encore tenaces aujourd’hui.

Selon toute vraisemblance, nous ne nous attendions pas à rencontrer un si grand nombre d’éléphants dans ces ouvrages ! Pourtant, il semble que ces derniers aient jouit d’une grande fortune au sein de la symbolique médiévale.

Les éléphants, représentations allégoriques d’Adam et Ève et de la relation maritale idéale

Le rapprochement des éléphants avec les personnages d’Adam et Ève vient d’un trait relayé depuis l’Antiquité et qui leur est propre : le peu de désir qu’ils nourrissent pour les relations procréatrices. Les bestiaires relatent qu’ils n’éprouvent aucun désir jusqu’à ce qu’ils se nourrissent de racine de mandragore. Alors, un enfant est conçu. La gestation dure deux ans et cela ne se produit qu’une seule fois. Ainsi, les éléphants n’éprouvent pas de désir avant d’avoir consommé la mandragore ; de la même façon, Adam et Ève n’avaient aucun désir l’un pour l’autre, bien que nus, avant d’avoir mangé le fruit défendu.

Allégorie de l'éléphant, Bibliothèque Nationale de France. Deux éléphants à côté de la mandragore. Le Christ gronde Adam et Ève pour avoir mangé le fruit défendu.
Allégorie de l’éléphant, manuscrit MS fr. 14969 f. 59. Bestiaire de Guillaume le Clerc. 3ème quart du XIIIe siècle. Bibliothèque Nationale de France, Paris.

Cette relation entre les deux épisodes est parfaitement résumée ici. Sur ce manuscrit de la Bibliothèque Nationale de France, nous pouvons voir dans l’encart de gauche, deux éléphants se trouvant derrière la mandragore. Tandis qu’à droite, le Christ explique à Adam et Ève l’erreur qu’ils viennent de commettre.

 

 

 

Naissance de l'éléphanteau, Bibliothèque Nationale de France. La femelle éléphant donne naissance à son petit dans l'eau, pour le protéger du dragon.
Naissance de l’éléphanteau, manuscrit MS fr. 14969 f.60, Bestiaire de Guillaume le Clerc. 3ème quart du XIIIe siècle. Bibliothèque Nationale de France, Paris.

Suite à la consommation de la mandragore, la gestation de l’éléphanteau commence. Or, dans le monde symbolique des bestiaires médiévaux, l’éléphant est également lié au dragon. Les images étant intimement liées aux textes les accompagnant, ceux-ci explicitent la nature maléfique du dragon tandis que les vertus de l’éléphant sont énumérées.

Dans son ouvrage sur les bestiaires médiévaux, Debra Hassig (Medieval Bestiaries, Text, Image, Ideology, 1995) suggère que l’expression de la femelle éléphant sur cette deuxième miniature du manuscrit de la Bibliothèque Nationale de France pourrait traduire la peur de voir le dragon s’approcher de son petit, ou bien faire référence à la douleur de la naissance, une des punitions d’Ève après la Chute.

La naissance de l'éléphanteau face au dragon. Manuscrit de la Bodleian Library.
La naissance de l’éléphanteau, manuscrit MS Laud Misc 247 f. 163v. 2ème quart du XIIe siècle. Bodleian Library d’Oxford

Le face à face entre les éléphants et le dragon est une nouvelle fois visible ici, sur cette illustration d’un manuscrit de la Bodleian Library d’Oxford. Le mâle monte, cette fois, la garde.

Toutefois, ces images peuvent également avoir une autre lecture. Comme nous l’avons vu plus haut, ces animaux étaient représentés pour leur chasteté. De plus, depuis l’Antiquité, il était dit que les éléphants ne changeaient jamais de partenaire et restaient en couple à vie. Selon les bestiaires, ils représentaient donc une image de la relation maritale idéale, symbole du bonheur dont jouissait Adam et Ève avant la Chute, et auquel chaque couple marié doit aspirer. Un bestiaire conservé à la Bibliothèque Apostolique Vaticane (MS Reg. Lat. 258) va même plus loin. Il compare l’attente des éléphants avant de concevoir un enfant à l’attente à laquelle les « gens bons » s’astreignent avant de se marier à « l’âge parfait », contrairement aux fous qui s’y précipitent.

L’éléphant a donc été particulièrement apprécié dans les bestiaires pour ces traits particuliers, le rapprochant des personnages d’Adam et Ève ainsi que des attentes de l’Eglise. Toutefois, un autre exemple nous permet d’aller plus loin.

L’éléphant comme allégorie du Christ

Éléphant tombant, entouré de sa meute et relevé par un autre petit éléphant. Miniature d'un manuscrit de la British Library de Londres
Éléphant tombant, manuscrit MS Royal 12.F.XIII f.11v. 2ème quart du XIIIe siècle. British Library, Londres.

Le Bestiaire Worksop, un ouvrage du XIIe siècle inspiré du Physiologus (dont l’auteur est inconnu) ou des Étymologies d’Isidore de Séville, nous apporte quelques informations supplémentaires sur la connaissance de l’éléphant au Moyen Âge. Selon cet ouvrage, l’animal n’aurait pas d’articulation aux genoux, il leur serait donc impossible de s’asseoir ou de se coucher au sol. Pour dormir, l’éléphant devait donc s’appuyer contre un arbre. Il suffisait alors au chasseur de scier une partie du tronc pour pouvoir capturer l’animal.

C’est de cette légende qu’est née la scène représentée dans le manuscrit de la British Library. L’éléphant placé au centre est tombé de son arbre. Ses congénères l’entourent mais aucun ne parvient à le relever. Seul un plus petit éléphant réussit l’exploit.

Cette image est, en réalité, une allégorie. Les éléphants, dont celui qui se trouve au sol, représenteraient les apôtres. L’arbre coupé ferait référence à une chute spirituelle. Et le petit éléphant bleu serait le Christ, humble, mais dont la foi est forte.

Combat de l'éléphant contre le dragon qui s'est enroulé autour de lui. Manuscrit de la British Library de Londres.
Combat de l’éléphant contre le dragon, manuscrit MS Harley 4751 f.58v. 2ème quart du XIIIe siècle. British Library, Londres.

Par ailleurs, de nombreuses images montrent un combat entre l’éléphant et le dragon ou serpent. Ces deux derniers sont souvent assimilés puisque le mot latin « draco » signifie à la fois serpent et dragon.

Ce dernier est présent sur la quasi totalité des images représentant le pachyderme. En effet, ces deux animaux forment une paire ennemie dans les bestiaires. Ils représentent la lutte du bien contre le mal, du Christ contre le Diable.

Il est stipulé dans les bestiaires que le dragon peut étouffer ses victimes, dont la plus puissante est l’éléphant. Néanmoins, les textes précisent que ce dernier se vengera en écrasant son assaillant dans sa chute.

L’éléphant a donc une place privilégiée dans les bestiaires de par sa symbolique unique dans le monde médiéval. Symbole de chasteté, de fidélité et de foi chrétienne, il sert à la fois d’allégorie d’Adam et Ève, ainsi que de leur bonheur perdu que tous les couples mariés se doivent de retrouver ; et d’allégorie du Christ dans son rôle de sauveur et de vainqueur du mal. Toutes ces symboliques, issues de fables héritées de l’Antiquité, nous permettent de comprendre pourquoi un animal si rare en Occident au Moyen Âge, est si souvent représenté dans les bestiaires, et ce, pour remplir un rôle de bienveillance et de protection.

Toutefois, bien que s’inscrivant dans les mêmes symboliques de lutte contre le bien et le mal, certaines représentations de l’éléphant sont plus belliqueuses.

 

L’éléphant combattant

En effet, la représentation la plus fréquente de l’éléphant dans les bestiaires médiévaux montre ce dernier, combattant, et portant une tour habitée de soldats sur son dos. Cette image provient des légendes véhiculées depuis l’Antiquité. Elle vient, d’une part, de l’histoire de la bataille d’Hydaspe, qui opposa Alexandre le Grand à l’armée d’éléphants du roi indien Porus, en 326 av. J.-C.. D’autre part, du passage du Livre des Macchabées issu de l’Ancien Testament, qui relate la révolte des juifs de Judée contre l’empire Séleucide (empire s’étendant de l’Anatolie jusqu’à l’Inde, de 305 à 64 av. J.-C.).

Ces épisodes sont parfois représentés, nous le verrons plus tard. Toutefois, l’actualisation des armures et des armements, ainsi que quelques détails dans l’architecture des tours se trouvant sur le dos des éléphants, laissent penser aux spécialistes que ces images pourraient faire référence aux combats contemporains des Templiers et des Croisades.

Une tour habitée de soldats sur le dos d'un éléphant combat des soldats au sol. Manuscrit de la British Library de Londres.
Combat d’un éléphant avec une tour habitée de soldats sur le dos, manuscrit MS Harley 4751 f.8. 2ème quart du XIIIe siècle. British Library, Londres.

Sur cette illustration d’un manuscrit de la British Library nous pouvons observer des éléments d’armements contemporains, notamment une arbalète. Egalement, le personnage se trouvant à l’avant de la tour ainsi que celui debout au pied de cette dernière portent des croix rouges sur leurs vêtements ou bouclier. Cet élément fait clairement référence aux Croisades puisque c’est au Concile de Clermont (1095) que le pape Urbain II intima aux croisés de placer ce symbole sur leurs armures.

L’éléphant est ici un motif repris de l’Antiquité, un symbole de la puissance militaire, repris pour illustrer des combats contemporains. De plus, le parallèle entre les Macchabées, qui se sont rebellés pour défendre leur terre et leur croyance, et les Templiers a été fait dès le XIIe siècle. Cette attitude belliqueuse de l’éléphant rejoint en réalité une autre symbolique mise en lumière plus haut dans le combat de ce dernier contre le dragon. Il représente ici l’allégorie du bien qui combat le mal.

 

 

Bibliographie et webographie

HASSIG, Debra, Medieval Bestiaries, Text, Image, Ideology, Cambridge, University Press, 1995, p.129-144.

REBOLD BENTON, Janetta, Bestiaire médiéval : les animaux dans l’art du Moyen âge, exposition à Abbeville, New-York, Paris, Londres. Paris, éditions Abbeville, 1992.

VOISENET, Jacques, Bestiaire chrétien – L’imagerie animale des auteurs du Haut Moyen Âge (Ve – XIe siècle), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1994.

Pour les manuscrits :

De la Bibliothèque Nationale de France : manuscrit MS fr. 14969 f. 59. Bestiaire de Guillaume le Clerc.

De la Bodleian Library : manuscrit MS Laud Misc 247 f. 163v. de la naissance de l’éléphanteau entre ses parents, et face au dragon.

De la British Library de Londres : manuscrit MS Royal 12.F.XIII f.11v. de la chute de l’éléphant. Le manuscrit MS Harley 4751 f.58v. du combat entre l’éléphant et le dragon et de l’éléphant de guerre.